
Image credit: Office of the President of the Republic of China
La récente montée des tensions entre les États-Unis et la Chine est un exemple parfait montrant à quel point la volonté électoraliste à courte-vue de certains politiciens peut avoir des conséquences majeures pouvant, à terme, mener le monde vers une instabilité ayant le potentiel de perdurer pendant des années, voire des décennies. La récente visite de Nancy Pelosi à Taïwan et la réaction du dirigeant chinois Xi Jinping le montrent bien.
Par sa visite sur cette île au statut international flou, la présidente de la Chambre des représentants savait qu’elle serait en mesure de marquer des points politiques auprès de l’électorat américain à la veille des élections de mi-mandat qui pourraient fort bien entraîner un retour en force des troupes républicaines au Congrès. En effet, rares sont les sujets qui transcendent les divisions partisanes au pays de l’Oncle Sam et la volonté de maintenir une attitude de fermeté à l’égard de Pékin en est un.
Pour sa part, Xi Jinping, dont le mandat en tant qu’un des 7 membre du politburo doit être renouvelé cet automne lors du 20ème Congrès du Parti communiste chinois, sait aussi fort bien qu’une attitude de fermeté à l’égard de Taïwan contribuera à asseoir son autorité sur les membres du parti et une partie importante de pays qui est sensible à pareil message. Ce faisant, s’il sait que sa réélection ne fait aucun doute, il espère conditionner un état d’esprit qui sera davantage favorable à l’élection d’individus animés d’une volonté de rupture à l’égard des États-Unis sur les 6 autres sièges de l’exécutif chinois.
Car, la menace de Xi Jinping d’envahir prochainement Taïwan par le déploiement sans précédent de troupes dans la région n’est que poudre aux yeux. Il sait fort bien que son pays n’est pas encore prêt à rompre avec l’Occident et les sanctions économiques imposées à Moscou suite à l’invasion de l’Ukraine sont là pour lui rappeler la grande vulnérabilité de Pékin à l’égard de Washington. En effet, malgré tous ses avantages comparatifs qu’elle possède sur l’Occident, la Chine souffre d’un grand retard technologique dans le domaine des semi-conducteurs qui sont essentiels à la fabrication de tout appareil électronique. Ne produisant elle-même que moins de 15% de ses besoins en la matière, la Chine est actuellement en situation de dépendance avec la Silicon Valley, ce qui signifie que tout geste d’agression envers Taïwan entraînerait des sanctions de la part du gouvernement américain, ce qui mettraient automatiquement à mal ce secteur névralgique de l’industrie chinoise et plomberait sévèrement son économie. Consciente de sa vulnérabilité dans ce domaine, la Chine a entrepris des investissements massifs dans ce secteur névralgique afin de renverser la vapeur, ce qui n’arrivera pas du jour au lendemain.
Xi Jinping sait qu’il ne peut se permettre pareilles conséquences et explique pourquoi il est plus pragmatique que Vladimir Poutine dans son opposition à l’Occident. Il est conscient que l’autarcie technologique de son pays ainsi que le découplage de son économie avec celle des États-Unis prendront du temps (ce qu’il a par ailleurs déjà entamé en liquidant ses réserves de dollars et d’euros au profit d’or et par la réduction de ses achats des bons du trésor américain). Il sait aussi que l’influence au sein du parti communiste et de la société chinoise d’éléments plus libéraux et favorables à une ouverture du pays sur le reste du monde est encore trop forte pour pousser maintenant à la rupture. Le risque de désordres internes et d’une fronde menée par des élites plus libérales sont trop importants pour courir ce risque. Pour ce faire, il doit avoir les coudées franches sur le plan politique pour être en mesure de mener à terme ce projet qui prendra encore des années, d’où la raison pour laquelle il a besoin de faucons à ses côtés sur l’exécutif chinois afin d’épurer lentement mais sûrement ceux et celles qui défendent une autre vision de la place de la Chine dans le monde. Or, Nancy Pelosi vient de lui servir cette opportunité sur un plateau d’argent dans le simple but de servir ses intérêts partisans à court terme.
Certes, la sortie de la Chine du monde de convergence libérale héritée de l’après-Guerre froide est peut-être inévitable à long terme et toute attitude d’ouverture de notre part pourrait bien ne jamais favoriser un retour du balancier au sein de l’appareil étatique chinois en faveur de ses forces plus libérales comme ce fut le cas lorsque Deng Xiaoping, Jiang Zemin ou Hu Jintao dirigeaient le pays. Il ne faudrait pas se bercer d’illusions sur les intentions du leader chinois. Dans ces circonstances, il serait alors dans notre intérêt de nous préparer à cet état de fait en retardant autant que possible son inexorabilité. Cette stratégie tenterait de minimiser les impacts du découplage de l’économie chinoise avec la nôtre afin de ne pas se retrouver dans une situation de dépendance à l’égard de Pékin, en tâchant de tisser des liens commerciaux avec de nouveaux partenaires ou de renforcer ceux que nous avons déjà. Certes, le défi est de taille et il se pourrait bien que nous ne soyons jamais en mesure de pallier totalement les effets de ce découplage. Mais ne pas agir dès maintenant en faisant preuve de leadership serait alors le pire des scénarios et l’impact des contre-sanctions russes sur l’Europe devrait nous amener à réfléchir à ce risque, d’autant plus que celles-ci sont d’un niveau lilliputien comparativement à ceux que la Chine pourrait nous imposer. Il est grand temps que l’électoralisme cède le pas à la raison d’état et au pragmatisme.
Car, une fois les « conditions gagnantes » réunies, la Chine risquera alors de former un axe « illibéral » avec Moscou qui sera alors sans compromis avec l’Occident et qui contrôlera d’importantes ressources dont nous ne pouvons nous passer, comme le pétrole et ses produits dérivés comme les fertilisants qui sont essentiels pour l’agriculture, le blé et le plus important marché de consommation du monde. Pour l’instant, la Chine a encore besoin de nous : mais cette période ne durera pas éternellement.
Jean-François Caron (@jfrcaron) est Professeur de science politique à l’Université Nazarbayev (Kazakhstan) et chercheur senior à l’Institut pour la paix et la diplomatie. Il vient de publier Marginalisé : réflexions sur l’isolement du Canada dans les relations internationales aux Presses de l’Université Laval.