Il y a quelques semaines, le Washington Post publiait des extraits d’un document du Pentagone où était révélée la véritable opinion de Justin Trudeau au sujet des objectifs recommandés par l’OTAN en matière de dépenses militaires.

Selon ce document, le premier ministre aurait affirmé aux dirigeants de l’Alliance atlantique que le Canada n’atteindra jamais la cible de 2 % du produit intérieur brut consacré au budget de la défense nationale. Le Canada consacre actuellement 1,3 % de son PIB aux dépenses militaires.

Cette révélation a déclenché un déferlement de critiques du leader libéral de la part des représentants du complexe militaro-industriel, de ses relais dans les médias et du Parti conservateur. Trudeau n’a pas nié les faits. Il a plutôt rappelé que le Canada est un partenaire fiable de l’OTAN.

Sur le fond de la question, le premier ministre a raison : le Canada n’atteindra pas cette cible, car celle-ci relève plus d’une rhétorique politicienne que d’une évaluation basée sur des critères objectifs de ce qui est vraiment nécessaire et possible pour assurer la défense d’un pays et d’une alliance militaire.

Commençons par dissiper l’extraordinaire confusion qui règne dans les médias et chez certains commentateurs au sujet du pourcentage consacré par chaque pays aux dépenses militaires. « En 2006, les ministres de la Défense des pays de l’OTAN se sont mis d’accord pour consacrer 2 % au moins de leur PIB à la défense afin que la disponibilité opérationnelle reste assurée à l’échelle de l’Alliance, lit-on sur le site de l’organisation. Cette valeur sert également d’indicateur de la volonté politique de chaque pays de contribuer à l’effort global. »

En aucun cas ne s’agit-il ici d’une exigence de l’OTAN, mais bien d’un objectif. De plus, contrairement à ce que peut laisser entendre ce texte, ce pourcentage de dépenses militaires n’est pas entièrement consacré à la défense de la zone nord-atlantique.

Ainsi, les États-Unis consacrent certes 3,5 % de leur PIB aux dépenses militaires. Toutefois, on oublie de dire que ce pourcentage intègre l’ensemble des dépenses militaires américaines à l’intérieur du pays et à travers le monde. C’est la même chose pour les budgets militaires de la France, du Royaume-Uni et du Canada, dont les forces sont déployées à travers le monde.

Analyse difficile

La cible de 2 % adoptée par les membres de l’OTAN est-elle la meilleure mesure pour évaluer la « santé » militaire d’un pays ? C’est un étalon, mais ce n’est pas le meilleur.

Avant d’établir un budget militaire, il faut prendre en considération au moins trois paramètres : évaluer le contexte stratégique dans lequel le pays évolue, identifier le matériel nécessaire pour agir dans ce contexte, et déterminer la capacité financière du gouvernement à couvrir les dépenses militaires. On voit immédiatement que les dirigeants ont à arbitrer entre des considérations diplomatiques, militaires, financières et technologiques pour établir leur budget militaire.

Les budgets militaires sont souvent difficiles à analyser, car chaque pays a sa propre façon de les établir. Là encore, la cible de 2 % n’aide en rien à comprendre la contribution véritable de chaque pays à sa sécurité et à celle de l’Alliance.

En effet, un pays peut consacrer 90 % de son budget militaire aux salaires, aux retraites et à d’autres dépenses, et presque rien à l’achat de matériel. Dès lors, il est plus intéressant d’évaluer l’effort militaire en se référant aux ressources consacrées à l’achat de matériel et aux infrastructures. Cet effort compte normalement pour 20 à 30 % du budget militaire. La plupart des pays de l’OTAN, dont le Canada, atteignent cette proportion.

Plusieurs pays de l’OTAN ont atteint et même dépassé la cible du 2 %, ce qui devrait pousser le Canada à faire mieux que le 1,3 % actuel, disent certains commentateurs. L’argument est spécieux. L’Estonie dépasse la cible, mais son budget militaire est seulement d’un milliard de dollars annuellement. Le Canada, avec ses 27 milliards de budget cette année (40 milliards dans quatre ans), se place au sixième rang des 31 membres de l’OTAN. Ce n’est pas rien. Et le Canada n’a pas à tenter de faire aussi bien que la France (1,9 %) et le Royaume-Uni (2,2 %), deux pays qui consacrent une part appréciable de leur budget à leurs armes nucléaires.

Capacité à dépenser

Le Canada fait donc bonne figure. Alors, pourquoi les critiques ? Philippe Lagassé, spécialiste des questions militaires à l’Université Carleton, montre du doigt le processus d’acquisition de matériel. Il serait long, politisé, semé d’obstacles, et contribue aux délais de livraison et à l’augmentation des coûts.

Ce n’est pas particulier au Canada, il y a des histoires d’horreur du même genre au Royaume-Uni et aux États-Unis. Toutefois, au cours des vingt dernières années, me dit-il, les politiciens ont souvent changé d’avis sur certains systèmes d’armements et, de plus, les coûts ont été sous-estimés souvent pour des raisons électorales.

Il y a aussi un autre problème qui mine les processus d’acquisition de matériel : la capacité à dépenser. Même si le gouvernement augmentait immédiatement le budget de la défense à 2 % du PIB, « le ministère de la Défense nationale n’aurait pas la capacité de dépenser ces fonds, étant donné le manque de personnel et les processus très stricts qui doivent être suivis pour acquérir du matériel, dit-il. Le Canada devra continuer à augmenter le budget de la défense pour maintenir les nouvelles capacités qu’il est en train d’acquérir, mais il serait contre-productif d’injecter beaucoup plus de fonds dans un système qui ne peut pas encore les dépenser ».

Alors, faut-il abandonner l’objectif du 2 % ? Je le crois. Cette mesure entraîne des querelles inutiles entre les États-Unis, qui feraient plus, et leurs alliés accusés de traîner les pieds. Elle ne doit plus être la cible à atteindre et certainement pas le plancher pour établir un budget comme le préconise maintenant le secrétaire général de l’OTAN. Il n’y a aucune corrélation entre dépenser 2 % du PIB et une meilleure « santé » militaire. Celle-ci peut être atteinte avec 1,5 % du PIB, dépendamment comment l’argent est dépensé.

Et pour éviter la confusion qu’induisent les informations diffusées par l’OTAN, il est temps que les références sur les dépenses militaires utilisées par les journalistes et les experts viennent d’instituts spécialisés et indépendants plutôt que de l’Alliance elle-même.